mercredi 29 juillet 2009
dimanche 5 juillet 2009
Suite donnée par Textuel
Mise au point.
Un message, dont je n'ai jamais eu connaissance, m'aurait été envoyé :
"Nous avons bien reçu votre contribution écrite au colloque Henri Cartier-Bresson, en vue de sa publication dans les actes à paraître au printemps 2009.
Nous sommes au regret de vous informer que celle-ci, ne correspondant pas aux critères scientifiques établis par les directeurs d’ouvrage et le comité de lecture, composé du directeur de notre collection, de la direction de la fondation Henri-Cartier Bresson, de l’éditrice du catalogue et de moi-même [Marianne Théry, directrice] , n’a pas été retenue."
J'ai donc effectivement reçu ce message le 1 juillet 2009, plusieurs mois après parution.
Quant aux critères dits "scientifiques" il aurait sans doute été indéçant de les énumérer et de m'éduquer en la matière. Une telle information aurait eu le mérite de ne pas laisser la porte ouverte à des suspiscions d'arbitraire et aurait, à mon avis, reconnu le travail accompli. Mais de nos jours pourquoi traiter autrui en être humain quand il est plus simple, plus rapide, plus efficace (à court terme) de les prendre pour matière négligeable.
Un message, dont je n'ai jamais eu connaissance, m'aurait été envoyé :
"Nous avons bien reçu votre contribution écrite au colloque Henri Cartier-Bresson, en vue de sa publication dans les actes à paraître au printemps 2009.
Nous sommes au regret de vous informer que celle-ci, ne correspondant pas aux critères scientifiques établis par les directeurs d’ouvrage et le comité de lecture, composé du directeur de notre collection, de la direction de la fondation Henri-Cartier Bresson, de l’éditrice du catalogue et de moi-même [Marianne Théry, directrice] , n’a pas été retenue."
J'ai donc effectivement reçu ce message le 1 juillet 2009, plusieurs mois après parution.
Quant aux critères dits "scientifiques" il aurait sans doute été indéçant de les énumérer et de m'éduquer en la matière. Une telle information aurait eu le mérite de ne pas laisser la porte ouverte à des suspiscions d'arbitraire et aurait, à mon avis, reconnu le travail accompli. Mais de nos jours pourquoi traiter autrui en être humain quand il est plus simple, plus rapide, plus efficace (à court terme) de les prendre pour matière négligeable.
lundi 29 juin 2009
Première touche. Quand le flâneur se rebiffe.
Il n'y a sans doute guère de situations qui me révoltent autant que celles qui ont pour moteurs l'absence de communication, les silences veules, les basses et pernicieuses petites lachetés quotidiennes, les égocentrismes ridicules, les tirages de couvertures à soi dans le dos des autres–de ceux que l'on expose au froid et à la lassitude engendrés par les petitesses humaines. Communiquer pour moi c'est tacher d'aller au-delà des hypocrisies, des incompréhensions sinon ignorances, des incompétences, de ce que j'appelle la médiocratie ambiante qui m'enrage souvent et a même parfois tendance à me pousser à prêter une oreille complaisante à la misanthropie exprimée par certains de mes amis las de se trouver confrontés aux turpitudes humaines.
Il n'est d'existence que debout. A la mienne, comme celle de beaucoup d'autres, photographes comme moi, s'est un jour greffé un appendice visuel qui m'aide à prendre de la distance, à analyser, à donner une dimension esthétique et réconciliante au monde. La photographie me permet de m'exprimer à images couvertes, flexibles, par métaphores, ce que mon manque de maîtrisie du langage ne me permet pas avec autant de facilité. À ceux que mes mots peuvent parfois froisser, je conseille mes images...
Mon premier coup de gueule en matière de photographie a pour cible le manque d'ambition de projets qui soumettent leurs productions à des critères qui n'ont rien à voir avec leurs objectifs, des critères qui sont parfois employés pour des raisons obscures sinon contradictoires.
Le texte publié ci-dessous devait, par accord mutuel entre son rédacteur (votre serviteur) et l'éditeur (Jean-Pierre Montier-Fondation Cartier-Bresson-Textuel), être publié avec les autres exposés présentés en octobre 2009 lors des deux conférences organisées à l'occasion de la célébration du centième anniversaire de la naissance du photographe Henri Cartier-Bresson.
Pour des raisons que j'ignore encore–personne des autres parties concernées n'ayant eu la politesse, l'hônneteté ou le respect de m'informer des causes de la disparition de mon texte de l'ouvrage publié–, j'ai donc été censuré, exclus alors cependant que mon intervention semble avoir suscité quelques remaniemnents dans au moins un autre texte (dont le contenui donc, contrairement à ce qui est annoncé, n'est pas dans sa forme publié ce que sa présentation avait été. Qu'importe, si le schmiblick avance... moi, je suis donc en vacances à Cajart !
Donc pour les lecteurs de Revoir Cartier-Bresson voici un supplément gratuit, pour les autres, considérez plusieurs dizaines d'heures de recherche et rédaction, un budget conséquent investit dans ma présence au colloque (frais de voyages et de séjour Rochester, NY–Paris–Cerisy et retour) comme mon cadeau de bienvenue.
Bruno Chalifour
Limoges le 29 juin 2009
[et 5 à 6 mois sans nouvelles !]
Le TEXTE :
Ce texte fut présenté au colloque de Cerisy célébrant le centenaire du photographe Henri Cartier-Bresson et devait être publié dans un ouvrage récemment publié par Textuel (mars 2009) sous l’égide de la fondation Cartier-Bresson et la direction de Jean-Pierre Montier (université de Rennes-2). Pour plus de détails voir le blog :
Henri Cartier-Bresson et l’Amérique
Peu de temps avant sa disparition en 2004, Henri Cartier-Bresson déclarait lors d’une entrevue avec Diana Stroll pour le magazine américain Aperture : « It was thanks to the Americans that I became known as a photographer: Monroe Wheeler, Lincoln Kirstein, Nancy and Beaumont Newhall and the Museum of Modern Art gave me my first exhibition in 1947. »
L’Amérique, pour Henri Cartier-Bresson, c’est à New York que tout a commencé en 1933 et 1935 à la galerie Julien Levy. En 1937, 1947 et 1955 son travail est exposé au musée d’art moderne grâce aux contacts établis avec Lincoln Kirstein, Beaumont et Nancy Newhall dans les années trente, puis avec Monroe Wheeler et Edward Steichen dès l’exposition de 1947. Après le départ d’Edward Steichen de la direction du département « photographie » du musée, c’est avec son successeur John Szarkowski (rétrospective HCB de 1968) et son assistant Peter Galassi (1987 : exposition sur les photographies d’HCB des années 1930) que Cartier-Bresson collabore. A partir de 1974, l’International Center of Photography de Cornell Capa prendra la relève (expositions en 1974, 1978, 1988, 1994, et plus récemment 2007). Temps fort, l’exposition de 1947 au MoMA facilitera l’accord entre Tériade et Simon & Schuster pour la publication et la diffusion de la version américaine d’Images à la sauvette (The Decisive Moment) en 1952. L’impact du titre de ce dernier ouvrage et de son contenu seront tels que l’expression appartiendra au vocabulaire de base de tout étudiant américain en beaux-arts même si, aux dires d’Agnès ßire de la Fondation Cartier-Bresson, le photographe n’a jamais employé une telle expression. Cartier-Bresson, dès ses premiers séjours à New York au début des années 1930, a su développer un réseau tant dans les milieux photographiques que cinématographiques d’avant-garde : de Walker Evans à Alfred Stieglitz et Paul Strand, de Nykino à la Photo League où il donnera mêmeune conférence lors de son séjour de 1947. En marge de tout clan, dont celui d’Alfred Stieglitz, il établit des relations avec Edward Steichen et Tom Maloney (fondateur du magazine US Camera). Ses deux agendas de 1946 et 1947 conservés à la Fondation Cartier-Bresson attestent d’un emploi du temps des plus chargés.
Les mouvements sociaux des années 1930, aussi bien en France qu’aux États Unis, la montée des fascismes, ont influencé les mouvements de pensée et les hommes. Ils ont rapproché les membres d’une élite culturelle et intellectuelle à Paris et New York. La guerre froide, le maccarthisme et sa « Red Scare» [la peur des rouges], compliquent ensuite les relations des « liberals » américains (gens de gauche) avec leur gouvernement et l’Amérique profonde. Beaucoup d’artistes et d’intellectuels se résignent même à l’exil pour fuir l’étroitesse d’esprit régnante, et l’aveuglement de la répression politique : William Klein, Paul Strand, Jules Dassin… . D’autres font des séjours fréquents en Europe, en France notamment. Dans la vie du Cartier-Bresson des années 1920, ses liens parisiens avec les Crosby et Powell illustrent ce constant dialogue culturel franco-américain. Bien sûr Cartier-Bresson n’échappera pas, comme Walker Evans et Paul Strand, Robert Frank plus tard, aux accusations de milieux de pensée caricaturalement anti-communistes tant aux États Unis qu’en France . Envers quelqu’un qui, en dépit de ses affinités de gauche, communistes dans les années 1930 et 1940, s’est constamment maintenu dans un indépendantisme soulevant parfois le questionnement de son engagement politique, ces accusations peuvent porter à sourire. Comment, pris au milieu de la tourmente politique et sociale des années 30, et après avoir combattu par la photographie et le cinéma les fascismes européens armés et financés par les capitalismes nationaux et internationaux, ne pouvait-il pas alors porter un regard critique sur les États Unis ? Ses amis américains eux-mêmes l’ont. Les paradoxes de ce pays dans les années d’après-guerre s’expriment en termes d’excès en matière de ségrégation, d’inégalités, d’étroitesse d’esprit, de religiosité, de capitalisme sauvage, et de violence–on ne saurait oublier que pendant la deuxième guerre mondiale les unités de l’armée américaine étaient racistes ; on ne mélangeait pas les soldats noirs aux soldats blancs ; les citoyens américains de descendance japonaise, même né aux USA, étaient maintenus en camps de concentration, une mesure qui ne s’appliquait ni aux émigrés allemands, italiens ou espagnols.
Parce que l’on est critique des options du gouvernement américain d‘alors, en est-on pour autant « anti-américain » ? L’amalgame n’est sans doute le fait que de ceux qui voient le monde en noir et blanc, en caricature–le premier pas vers les intégrismes de tout poil. Critiques, les amis new yorkais de Cartier-Bresson le sont tous, appréciant les qualités de l’Amérique tout en en dénonçant les contradictions et les excès. Mais ici comme ailleurs, c’est aux hommes que la photographie de Cartier-Bresson s’attache, et c’est ainsi qu’il l’entend, la définit et la pratique.
En fait, un point plutôt technique sépare cependant le photographe des pratiques et valeurs de la photographie américaine. Ce point fut le responsable de l’absence prolongée d’André Kertész de la scène photographique créatrice. Des années mêmes où Cartier-Bresson accomplit ses premiers faits d’armes aux États Unis et où Kertész émigre de Paris à New York, aux années 1960, l’œuvre de Kertész sera ignorée outre Atlantique parce qu’il utilise un appareil « miniature », le Leica, aux antipodes des chambres 8x10 pouces (20x25 cm) et 4x5 pouces (10x12,5 cm) communes alors. Or c’est derrière un Leica, indissociable de lui, que se construit toute l’œuvre de Cartier-Bresson, de 1932 à son décès. Qu’on aborde l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson des années 1930 à 1950 du point de vue technique, esthétique, culturel ou politique tout semble s’interposer entre elle et une réception favorable aux États Unis. Comment donc Cartier-Bresson a-t-il conquis l’Amérique ?
Contrairement à Kertész, Cartier-Bresson, en fils de bonne famille, dilettante (de son propre aveu), a su développer un réseau de relations. Cela fait partie de l’éducation d’un fils « de bonne famille ». Dès la fin des années 1920, une rencontre fortuite en 1929 au Bourget avec le neveu du richissime banquier américain J.P Morgan, Harry Crosby, conduit Cartier-Bresson à Julien Levy, un jeune galeriste new-yorkais qui en 1932 sera le premier à montrer des œuvres des surréalistes parisiens à un public new-yorkais. En 1933, Levy offre à Cartier-Bresson sa première exposition, et c’est à New York. En 1935 Levy récidive en lui associant le mexicain Manuel Alvarez Bravo et Walker Evans (qui aura la première exposition solo d’un photographe au MoMA en 1938). Il faudra attendre 1947 pour que le reste de l’Amérique découvre l’œuvre de Cartier-Bresson avec l’exposition historique au Musée d’Art Moderne de New York – Cartier-Bresson a alors 39 ans. Beaumont Newhall, devenu ensuite un de ses fervents admirateurs au MoMA, reconnaît enfin la vision du photographe. Il l’avait certes inclus dans sa première exposition de 1937 (3 photographies), mais ignoré dans sa première histoire de la photographie basé sur le catalogue de l’exposition de 1937, tant dans l’édition de 1937 que dans celle de 1938.
Cette prudence vis à vis d’un nouveau venu présenté par la galerie Levy résultait sans doute de la tension existant entre Walker Evans, exposé par Levy, protégé de Lincoln Kirstein, et Newhall datant de la préparation d’American Photographs au MoMA en 1938–une exposition proposée au musée par Kirstein pour laquelle Evans avait exigé que Newhall ne s’en mêla point. Evans venait au musée le soir effectuer lui-même l’accrochage de ses photographies. Cependant Newhall ne résistera pas longtemps au charme, à la philosophie et aux images de Cartier Bresson. Le photographe fut certainement aidé en cela par ses contacts avec Paul Strand, de Frontier Film à la Photo League (1936-1951) dont Strand fut co-fondateur et président, et dont Newhall fut un collaborateur. Les liens établis avec les Newhall (Beaumont et son épose nacy qui le remplace au MoMA jusqu’à la fin de la guerre), conduiront finalement à l’exposition d’abord pensée posthume de 1947 .
Une esthétique novatrice
Dès son premier séjour new-yorkais Cartier-Bresson a su tisser des liens le positionnant comme jeune artiste international. Il avait l’aura de ses exotiques voyages, la chasse en Afrique à la Rimbaud, le détachement nécessaire, une maitrise de la langue anglaise teintée d’un exotique accent français, mais surtout une vision empreinte d’une approche très particulière du monde, construite à partir de sa fréquentation des réunions des surréalistes parisiens. Photographiquement, il s’exprime par une stricte forme, un cadre, une « géométrie », conséquences de ses études dans l’atelier du peintre André Lhote.
Les rencontres que Cartier-Bresson fait à New York connaissent Paris, y ont séjourné. Pour eux, il représente l’artiste mondain parisien –« artiste » comme le souligne Lincoln Kirstein en 1947 car ses photographies n’adoptent pas encore le penchant documentaire qui caractérisera souvent les années Magnum (1947-1966) et présentent des qualités plus subjectives et poétiques, montrent une influence plus surréaliste–ce que Peter Galassi démontrera brillement dans l’exposition qu’il consacre aux travaux des années 1930 au MoMA en 1987. Artiste, Cartier-Bresson s’affiche comme il se doit un peu romantique, libertaire et subjectif, un peu irrespectueux des conventions de l’establishment photographique new-yorkais établies depuis plus de trente ans par Stieglitz, le maître. Il est un peu effronté dans son positionnement, un futur Duchamp photographique peut-être ? Anti-art, anti-graphique… le choix de Julien Levy pour le titre de l’exposition de 1933, Photographies Anti-Graphiques, n’est sans doute pas un hasard, juste un peu de provocation, de spectacle décapant.
Cartier-Bresson prolonge une utilisation du médium déjà brusquée dans des traditions issues du XIXe siècle. Il condense la mobilité conférée par les nouveaux appareils (Rolleiflex, Leica utilisant le film cinéma de 345 mm) et l’influence des courants esthétiques européens de Dada à l’avant-garde russe, du Bauhaus au futurisme et au surréalisme. De l’avant-garde soviétique avec Rodchenko, au Bauhaus avec Moholy-Nagy, au photojournalisme allemand y compris le magazine AIZ (magazine illustré de tendance communiste censuré par Hitler), à la photographie humaniste qui nait à Paris dans les années 1920 à 1930 sous l’influence d’une forte émigration allemande et hongroise, les pratiques, les points de vue et les images, leurs utilisations changent : plongées, contre-plongées, mobilité, discrétion, collages, montages. Leur publication dans la presse illustrée omniprésente invente de nouvelles formes, des mises en page novatrices. L’art est descendu dans la rue alors que la rue investissait l’art. Cette esthétique est en contradiction avec la Straight Photography ou photographie directe voire « pure » d’alors aux États Unis. Pour le contexte, rappelons qu’en 1936, dans sa galerie, An American Place, Alfred Stieglitz accueillait une exposition d’Ansel Adams. En 1937, Edward Weston reçoit le première bourse Guggenheim jamais accordée à un photographe et qui financera son projet California and the West, uniquement photographié à la chambre 20x25 cm. Paradoxalement, pendant qu’Ansel Adams arpente la 5e avenue avec, lui aussi, sa chambre 20x25 et son volumineux trépied en bois, Cartier-Bresson, lui, la photographie à la sauvette au Leica, comme « une libellule énervée ».
Stieglitz, Newhall, Adams… et Steichen
Le monde photographique new-yorkais de l’entre-deux-guerres a ses amitiés et ses inimitiés, ses clans. Alfred Stieglitz, depuis qu’il a renoncé aux sirènes du mouvement pictorialiste (la Photo Secession, groupe qu’il avait créé à New York en 1902) vers la fin de la première guerre mondiale, a cristallisé autour de lui une tendance prônant une photographie directe (Straight Photography), voire « pure », initiée par Paul Strand. Parmi ses adeptes, tous admirateurs même si parfois réservés, on compte Strand, bien sûr, Charles Sheeler, Edward Weston et son fils Brett, Ansel Adams, et bien d’autres dont Beaumont Newhall. Les Weston et Ansel Adams se chargent en 1932 de propager la nouvelle esthétique moderniste et formaliste, rendue parfois ésotérique, parfois transcendantaliste (dans un contexte américain), sur la côte ouest [voir à cet effet la création du groupe f. 64 et son unique exposition au De Young Museum de San Francisco en 1932]. Beaumont Newhall, alors bibliothécaire au musée d’art moderne de New York, rejoint le clan Stieglitz, et réalise une exposition historique rétrospective en 1937 au MoMA sur l’état de la photographie.
Le clan Stieglitz a tendance à suivre le maître à penser dans le reniement de son principal ami et collaborateur de la Photo Secession, Edward Steichen. Ce dernier pratique et prône alors une utilisation tous azimuts, et moins élitiste que Stieglitz de la photographie, qu’elle soit commerciale, publicitaire, ou de reportage. Steichen est réputé dans les années 1930 comme étant le photographe commercial le mieux payé des États Unis. Il est sans doute aussi le plus publié dans la presse photographique spécialisée grâce aux soins de son ami Tom Maloney, fondateur et rédacteur en chef de la revue US Camera (un magazine créé en 1935 sur le modèle de mise en page, de reliure, et d’impression d’Arts et Métiers Graphiques.) Pour beaucoup, dont Ansel Adams qui ne l’oublie pas dans son autobiographie, l’arrogance de Steichen n’a d’égale que le dédain de Stieglitz pour les compromissions artistiques de tous poils. Contrairement à Stieglitz et à Cartier-Bresson, Steichen n’est pas né de bonne famille. Il est obligé de gagner sa vie et a soif de reconnaissance, au risque de se montrer parfois démagogique. La cassure avec Newhall sera encore plus violente quand, en 1947, Steichen, avec l’aide de Maloney, est nommé premier directeur du département photographique du MoMA. La décision du conseil d’administration relègue Newhall au second rôle au moment où celui-ci, aidé de son épouse Nancy, organise la rétrospective de l’œuvre de Cartier-Bresson. Cette décision tombe également alors que, quelle coïncidence, la Photo League, un groupe historique local qui prône et enseigne une utilisation humaniste et politique de la photographie , devient la cible de la commission pour les activités anti-américaines, commission dirigée plus tard par le sénateur Mac Carthy. Être placé sur la liste noire des organisations subversives impliquait une perte d’emploi automatique pour les fonctionnaires. Newhall comme Paul Strand et Weegee étaient membres de la Photo League. Malgré les circonstances et les difficultés possibles à retrouver un emploi, Newhall démissionnera du MoMA. Il rejoindra le Musée International de la Photographie à la Maison George Eastman de Rochester (NY) qui ouvre ses portes en 1949. Il y perpétuera l’alliance Stieglitz en appelant à ses côtés Minor White, protégé d’Ansel Adams, et futur rédacteur en chef à vie de la revue Aperture. Conséquence : au MoMA, Monroe Wheeler assumera la responsabilité de l’exposition Cartier-Bresson de 1947.
Incidemment, ni les deux expositions de 1933 et 1935 à la galerie Julien Levy, ni les photographes qui y sont exposés ne figurent dans les numéros annuels d’US Camera des années 1930s. Steichen en était souvent le rédacteur en chef invité par Tom Maloney. Cependant dans le numéro de 1949, rédigé en 1948, un an après l’exposition Cartier-Bresson et la nomination de Steichen au MoMA, il est non seulement fait référence au « French Show » organisé par et à la Photo League¬ mais aussi au fait que Cartier-Bresson donna une conférence dans les locaux de cette même Photo League. De plus, 15 pages (pp. 210-224) sont consacrées aux photographies que Cartier-Bresson prit lors des funérailles de Gandhi. Il semble donc que des ponts aient été établis au-delà des inimitiés historiques.
Pour l’anecdote, l’histoire de la captivité de Cartier-Bresson pendant la deuxième guerre mondiale, de ses trois tentatives d’évasion, et de son entrée dans une clandestinité active est alors reprise dans tous les articles sur lui aux États Unis. Le personnage de Cartier-Bresson s’en trouve donc étoffé aux yeux du couple Maloney-Steichen à un moment où Steichen, qui a suivi le cours de la guerre de près et a fait tout son possible pour ne pas être écarté du conflit malgré son âge, opère un virage en faveur du photo-reportage humaniste. Ce virage verra son apogée en 1955 avec l’exposition phare, The Family of Man, vue par des millions de visiteurs autour du monde. Incidemment, la majorité des photographes de l’agence Magnum d’alors, une agence fondée huit ans plus tôt, entre autre par Cartier-Bresson, y participe.
Lincoln Kirstein et Walker Evans
En 1938 Lincoln Kirstein avait obtenu pour son ami Walker Evans une exposition photographique personnelle au MoMA, une première pour cette institution. Dans le catalogue de l’exposition, American Photographs, il cite Cartier-Bresson comme l’équivalent français de Walker Evans, partageant la même recherche d’une photographie « anti-graphique », adjectif emprunté au titre l’exposition Cartier-Bresson organisée par la galerie Levy de New York en 1933, ainsi que celle réunissant Cartier-Bresson, Walker Evans, et Manuel Alvarez Bravo deux ans plus tard en 1935. Les liens culturels et professionnels qui unissent Levy, Kirstein et Newhall, juifs new-yorkais cultivés et œuvrant dans la culture, ont joué sans doute favorablement en faveur de Cartier-Bresson et lui ont certainement servi de laissez-passer à New York.
Marginal, Cartier-Bresson l’est aussi un peu comme eux, dans une Amérique encore affligée de préjugés raciaux illustrés par les discriminations à l’immigration, la ségrégation encore rampante envers les juifs, clairement affichées et quasiment légale envers les noirs, évidente dans les états du sud et les images que le photographe en ramènera. Mais lui, de par sa naissance, son éducation, il appartient à l’autre camp. Affranchi, il en ignore les barrières qu’il escalade avec une volupté, une violence même parfois qui transpire dans ses images des plus surréalistes des années 1930 à celles plus documentaires des années Magnum. Comme le photographe l’affirme en 1976 dans le livre, Henri Cartier-Bresson, publié par Aperture :
“As far as I am concerned, taking photographs is a means of understanding which cannot be separated from other means of visual expression. It is a way of shouting, of freeing oneself, not of proving or asserting one’s own originality. It is a way of life.” [En ce qui me concerne, photographier est un moyen de comprendre le monde qui ne peut pas être séparé des autres moyens d’expression visuelle. C’est une façon de crier, de se libérer, pas de prouver ou d’affirmer son originalité. C’est une façon de vivre.]
En 1952, à la parution du Decisive Moment (Images à la sauvette en France), Evans écrira une critique de l’ouvrage pour le New York Times et mentionnera au sujet du célèbre texte d’introduction rédigé par Cartier-Bresson: « …devoid of rubbish and ego. » [dépourvu d’inepties ou égocentrisme]. Les deux hommes se connaissaient depuis 1935 et l’exposition Documentary and Anti-Graphic Photographs qui voyait les agrandissements d’après négatifs 35 mm de Cartier-Bresson côtoyer les tirages contacts 20x25 cm d’Evans. Les critères esthétiques ainsi que les choix des sujets de Documentary and Anti-Graphic Photographs (titre de l’exposition) étaient bien loin des préoccupations de la Straight Photography où un soin tout particulier était accordé à la qualité des tirages et à la maîtrise générale de l’outil et des procédures photographiques. Evans lui-même en pleine négociation avec la Re-settlement Administration qui deviendra la fameuse Farm Security Administration semble cependant faire peu de cas de l’exposition que ses biographes ne mentionneront que rarement. Cependant une estime réciproque profonde se nouera comme l’atteste cette citation de Cartier-Bresson en exergue du récent Henri Cartier-Bresson, Walker Evans : photographier l’Amérique 1929-1947 : « If it had not been for the challenge of the work of Walker Evans I don’t think I would have remained a fotographer . »
Dans les années 1930 puis en 1946-47, Cartier-Bresson aura été d’une extrême efficacité en termes de contacts et d’alliances ; il prendra soin de ne négliger aucun clan. Ce sont sans doute des conceptions politiques de gauche partagées avec les Newhalls et Strand sur le rôle de l’image tant photographique que cinématographique, sur le positionnement anti-fasciste qui rapprocheront Cartier-Bresson de Paul Strand (Nykino puis Frontier Film) et de la Photo-League. L’alliance que Cartier-Bresson ne négligera pas non plus, c’est celle de Kirstein et Evans. Il admire la photographie lucide, frontale et détachée de ce dernier. Fait intéressant, Beaumont Newhall et Lincoln Kirstein se retrouveront pour collaborer aux textes du catalogue de l’exposition Cartier-Bresson de 1947 au MoMA, de sa réédition révisée en 1963 ainsi que dans deux numéros de la revue suisse Camera consacrés à Cartier-Bresson en octobre 1955 et juillet 1976 (ce dernier numéro a pour couverture la femme âgée enveloppée dans le drapeau américain prise à Cape Cod en 1947).
John Szarkowski et Peter Gallassi au MoMA, puis à partir de 1974, Cornell Capa et l’International Center for Photography de New York, ne feront que confirmer et prolonger la notoriété d’une œuvre surprenante dans les années 1930, exemplaire ensuite, qui se sera frayé un chemin grâce à des connections personnelles fondées sur les reconnaissances réciproques de sensibilité et de qualités intellectuelles, esthétiques, éthiques et culturelles. L’essor de l’éducation photographique dans les universités américaines, facilité par la GI Bill qui offre un financement de leurs études à tout participant à l’effort de guerre (2e guerre mondiale, Corée, Vietnam,… ) va favoriser une large distribution de l’œuvre de Cartier-Bresson au sein des départements d’art qui ouvrent des cours de photographie. L’enseignement s’appuie sur les publications photographiques d’alors aux États Unis, dont essentiellement les catalogues du MoMA. De 1957 à 1960 les services culturels français feront circuler l’exposition The Decisive Moment à travers l’Amérique. Quant à Henri Cartier-Bresson Photographer qui débute à New York le 8 novembre 1979 à l’International Center of Photography, l’expostion sillonnera les États Unis jusqu’en août 1982 et sera vue dans 14 états. Les photographies de Cartier-Bresson trouveront également un support de choix avec les pages magazines américains. De ses relations avec Alexey Brodovitch rencontré à Paris, puis Carmel Snow naitra une longue collaboration avec Harper’s Bazaar ouvrant les portes du New York Times Magazine, de Life, Holiday et Vogue de 1947 jusqu’en 1971. A l’instar de la carrière posthume de l’œuvre d’Eugène Atget, les États Unis, et surtout New York, révélèrent l’œuvre de Cartier-Bresson non seulement outre Atlantique mais aux français, alors que Cartier-Bresson dès 1947 révèle aux français l’Amérique vue de l’intérieur comme personne ne l’avait fait avant lui.
Bruno Chalifour
Rochester NY, 2008
Il n'est d'existence que debout. A la mienne, comme celle de beaucoup d'autres, photographes comme moi, s'est un jour greffé un appendice visuel qui m'aide à prendre de la distance, à analyser, à donner une dimension esthétique et réconciliante au monde. La photographie me permet de m'exprimer à images couvertes, flexibles, par métaphores, ce que mon manque de maîtrisie du langage ne me permet pas avec autant de facilité. À ceux que mes mots peuvent parfois froisser, je conseille mes images...
Mon premier coup de gueule en matière de photographie a pour cible le manque d'ambition de projets qui soumettent leurs productions à des critères qui n'ont rien à voir avec leurs objectifs, des critères qui sont parfois employés pour des raisons obscures sinon contradictoires.
Le texte publié ci-dessous devait, par accord mutuel entre son rédacteur (votre serviteur) et l'éditeur (Jean-Pierre Montier-Fondation Cartier-Bresson-Textuel), être publié avec les autres exposés présentés en octobre 2009 lors des deux conférences organisées à l'occasion de la célébration du centième anniversaire de la naissance du photographe Henri Cartier-Bresson.
Pour des raisons que j'ignore encore–personne des autres parties concernées n'ayant eu la politesse, l'hônneteté ou le respect de m'informer des causes de la disparition de mon texte de l'ouvrage publié–, j'ai donc été censuré, exclus alors cependant que mon intervention semble avoir suscité quelques remaniemnents dans au moins un autre texte (dont le contenui donc, contrairement à ce qui est annoncé, n'est pas dans sa forme publié ce que sa présentation avait été. Qu'importe, si le schmiblick avance... moi, je suis donc en vacances à Cajart !
Donc pour les lecteurs de Revoir Cartier-Bresson voici un supplément gratuit, pour les autres, considérez plusieurs dizaines d'heures de recherche et rédaction, un budget conséquent investit dans ma présence au colloque (frais de voyages et de séjour Rochester, NY–Paris–Cerisy et retour) comme mon cadeau de bienvenue.
Bruno Chalifour
Limoges le 29 juin 2009
[et 5 à 6 mois sans nouvelles !]
Le TEXTE :
Ce texte fut présenté au colloque de Cerisy célébrant le centenaire du photographe Henri Cartier-Bresson et devait être publié dans un ouvrage récemment publié par Textuel (mars 2009) sous l’égide de la fondation Cartier-Bresson et la direction de Jean-Pierre Montier (université de Rennes-2). Pour plus de détails voir le blog :
Henri Cartier-Bresson et l’Amérique
Peu de temps avant sa disparition en 2004, Henri Cartier-Bresson déclarait lors d’une entrevue avec Diana Stroll pour le magazine américain Aperture : « It was thanks to the Americans that I became known as a photographer: Monroe Wheeler, Lincoln Kirstein, Nancy and Beaumont Newhall and the Museum of Modern Art gave me my first exhibition in 1947. »
L’Amérique, pour Henri Cartier-Bresson, c’est à New York que tout a commencé en 1933 et 1935 à la galerie Julien Levy. En 1937, 1947 et 1955 son travail est exposé au musée d’art moderne grâce aux contacts établis avec Lincoln Kirstein, Beaumont et Nancy Newhall dans les années trente, puis avec Monroe Wheeler et Edward Steichen dès l’exposition de 1947. Après le départ d’Edward Steichen de la direction du département « photographie » du musée, c’est avec son successeur John Szarkowski (rétrospective HCB de 1968) et son assistant Peter Galassi (1987 : exposition sur les photographies d’HCB des années 1930) que Cartier-Bresson collabore. A partir de 1974, l’International Center of Photography de Cornell Capa prendra la relève (expositions en 1974, 1978, 1988, 1994, et plus récemment 2007). Temps fort, l’exposition de 1947 au MoMA facilitera l’accord entre Tériade et Simon & Schuster pour la publication et la diffusion de la version américaine d’Images à la sauvette (The Decisive Moment) en 1952. L’impact du titre de ce dernier ouvrage et de son contenu seront tels que l’expression appartiendra au vocabulaire de base de tout étudiant américain en beaux-arts même si, aux dires d’Agnès ßire de la Fondation Cartier-Bresson, le photographe n’a jamais employé une telle expression. Cartier-Bresson, dès ses premiers séjours à New York au début des années 1930, a su développer un réseau tant dans les milieux photographiques que cinématographiques d’avant-garde : de Walker Evans à Alfred Stieglitz et Paul Strand, de Nykino à la Photo League où il donnera mêmeune conférence lors de son séjour de 1947. En marge de tout clan, dont celui d’Alfred Stieglitz, il établit des relations avec Edward Steichen et Tom Maloney (fondateur du magazine US Camera). Ses deux agendas de 1946 et 1947 conservés à la Fondation Cartier-Bresson attestent d’un emploi du temps des plus chargés.
Les mouvements sociaux des années 1930, aussi bien en France qu’aux États Unis, la montée des fascismes, ont influencé les mouvements de pensée et les hommes. Ils ont rapproché les membres d’une élite culturelle et intellectuelle à Paris et New York. La guerre froide, le maccarthisme et sa « Red Scare» [la peur des rouges], compliquent ensuite les relations des « liberals » américains (gens de gauche) avec leur gouvernement et l’Amérique profonde. Beaucoup d’artistes et d’intellectuels se résignent même à l’exil pour fuir l’étroitesse d’esprit régnante, et l’aveuglement de la répression politique : William Klein, Paul Strand, Jules Dassin… . D’autres font des séjours fréquents en Europe, en France notamment. Dans la vie du Cartier-Bresson des années 1920, ses liens parisiens avec les Crosby et Powell illustrent ce constant dialogue culturel franco-américain. Bien sûr Cartier-Bresson n’échappera pas, comme Walker Evans et Paul Strand, Robert Frank plus tard, aux accusations de milieux de pensée caricaturalement anti-communistes tant aux États Unis qu’en France . Envers quelqu’un qui, en dépit de ses affinités de gauche, communistes dans les années 1930 et 1940, s’est constamment maintenu dans un indépendantisme soulevant parfois le questionnement de son engagement politique, ces accusations peuvent porter à sourire. Comment, pris au milieu de la tourmente politique et sociale des années 30, et après avoir combattu par la photographie et le cinéma les fascismes européens armés et financés par les capitalismes nationaux et internationaux, ne pouvait-il pas alors porter un regard critique sur les États Unis ? Ses amis américains eux-mêmes l’ont. Les paradoxes de ce pays dans les années d’après-guerre s’expriment en termes d’excès en matière de ségrégation, d’inégalités, d’étroitesse d’esprit, de religiosité, de capitalisme sauvage, et de violence–on ne saurait oublier que pendant la deuxième guerre mondiale les unités de l’armée américaine étaient racistes ; on ne mélangeait pas les soldats noirs aux soldats blancs ; les citoyens américains de descendance japonaise, même né aux USA, étaient maintenus en camps de concentration, une mesure qui ne s’appliquait ni aux émigrés allemands, italiens ou espagnols.
Parce que l’on est critique des options du gouvernement américain d‘alors, en est-on pour autant « anti-américain » ? L’amalgame n’est sans doute le fait que de ceux qui voient le monde en noir et blanc, en caricature–le premier pas vers les intégrismes de tout poil. Critiques, les amis new yorkais de Cartier-Bresson le sont tous, appréciant les qualités de l’Amérique tout en en dénonçant les contradictions et les excès. Mais ici comme ailleurs, c’est aux hommes que la photographie de Cartier-Bresson s’attache, et c’est ainsi qu’il l’entend, la définit et la pratique.
En fait, un point plutôt technique sépare cependant le photographe des pratiques et valeurs de la photographie américaine. Ce point fut le responsable de l’absence prolongée d’André Kertész de la scène photographique créatrice. Des années mêmes où Cartier-Bresson accomplit ses premiers faits d’armes aux États Unis et où Kertész émigre de Paris à New York, aux années 1960, l’œuvre de Kertész sera ignorée outre Atlantique parce qu’il utilise un appareil « miniature », le Leica, aux antipodes des chambres 8x10 pouces (20x25 cm) et 4x5 pouces (10x12,5 cm) communes alors. Or c’est derrière un Leica, indissociable de lui, que se construit toute l’œuvre de Cartier-Bresson, de 1932 à son décès. Qu’on aborde l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson des années 1930 à 1950 du point de vue technique, esthétique, culturel ou politique tout semble s’interposer entre elle et une réception favorable aux États Unis. Comment donc Cartier-Bresson a-t-il conquis l’Amérique ?
Contrairement à Kertész, Cartier-Bresson, en fils de bonne famille, dilettante (de son propre aveu), a su développer un réseau de relations. Cela fait partie de l’éducation d’un fils « de bonne famille ». Dès la fin des années 1920, une rencontre fortuite en 1929 au Bourget avec le neveu du richissime banquier américain J.P Morgan, Harry Crosby, conduit Cartier-Bresson à Julien Levy, un jeune galeriste new-yorkais qui en 1932 sera le premier à montrer des œuvres des surréalistes parisiens à un public new-yorkais. En 1933, Levy offre à Cartier-Bresson sa première exposition, et c’est à New York. En 1935 Levy récidive en lui associant le mexicain Manuel Alvarez Bravo et Walker Evans (qui aura la première exposition solo d’un photographe au MoMA en 1938). Il faudra attendre 1947 pour que le reste de l’Amérique découvre l’œuvre de Cartier-Bresson avec l’exposition historique au Musée d’Art Moderne de New York – Cartier-Bresson a alors 39 ans. Beaumont Newhall, devenu ensuite un de ses fervents admirateurs au MoMA, reconnaît enfin la vision du photographe. Il l’avait certes inclus dans sa première exposition de 1937 (3 photographies), mais ignoré dans sa première histoire de la photographie basé sur le catalogue de l’exposition de 1937, tant dans l’édition de 1937 que dans celle de 1938.
Cette prudence vis à vis d’un nouveau venu présenté par la galerie Levy résultait sans doute de la tension existant entre Walker Evans, exposé par Levy, protégé de Lincoln Kirstein, et Newhall datant de la préparation d’American Photographs au MoMA en 1938–une exposition proposée au musée par Kirstein pour laquelle Evans avait exigé que Newhall ne s’en mêla point. Evans venait au musée le soir effectuer lui-même l’accrochage de ses photographies. Cependant Newhall ne résistera pas longtemps au charme, à la philosophie et aux images de Cartier Bresson. Le photographe fut certainement aidé en cela par ses contacts avec Paul Strand, de Frontier Film à la Photo League (1936-1951) dont Strand fut co-fondateur et président, et dont Newhall fut un collaborateur. Les liens établis avec les Newhall (Beaumont et son épose nacy qui le remplace au MoMA jusqu’à la fin de la guerre), conduiront finalement à l’exposition d’abord pensée posthume de 1947 .
Une esthétique novatrice
Dès son premier séjour new-yorkais Cartier-Bresson a su tisser des liens le positionnant comme jeune artiste international. Il avait l’aura de ses exotiques voyages, la chasse en Afrique à la Rimbaud, le détachement nécessaire, une maitrise de la langue anglaise teintée d’un exotique accent français, mais surtout une vision empreinte d’une approche très particulière du monde, construite à partir de sa fréquentation des réunions des surréalistes parisiens. Photographiquement, il s’exprime par une stricte forme, un cadre, une « géométrie », conséquences de ses études dans l’atelier du peintre André Lhote.
Les rencontres que Cartier-Bresson fait à New York connaissent Paris, y ont séjourné. Pour eux, il représente l’artiste mondain parisien –« artiste » comme le souligne Lincoln Kirstein en 1947 car ses photographies n’adoptent pas encore le penchant documentaire qui caractérisera souvent les années Magnum (1947-1966) et présentent des qualités plus subjectives et poétiques, montrent une influence plus surréaliste–ce que Peter Galassi démontrera brillement dans l’exposition qu’il consacre aux travaux des années 1930 au MoMA en 1987. Artiste, Cartier-Bresson s’affiche comme il se doit un peu romantique, libertaire et subjectif, un peu irrespectueux des conventions de l’establishment photographique new-yorkais établies depuis plus de trente ans par Stieglitz, le maître. Il est un peu effronté dans son positionnement, un futur Duchamp photographique peut-être ? Anti-art, anti-graphique… le choix de Julien Levy pour le titre de l’exposition de 1933, Photographies Anti-Graphiques, n’est sans doute pas un hasard, juste un peu de provocation, de spectacle décapant.
Cartier-Bresson prolonge une utilisation du médium déjà brusquée dans des traditions issues du XIXe siècle. Il condense la mobilité conférée par les nouveaux appareils (Rolleiflex, Leica utilisant le film cinéma de 345 mm) et l’influence des courants esthétiques européens de Dada à l’avant-garde russe, du Bauhaus au futurisme et au surréalisme. De l’avant-garde soviétique avec Rodchenko, au Bauhaus avec Moholy-Nagy, au photojournalisme allemand y compris le magazine AIZ (magazine illustré de tendance communiste censuré par Hitler), à la photographie humaniste qui nait à Paris dans les années 1920 à 1930 sous l’influence d’une forte émigration allemande et hongroise, les pratiques, les points de vue et les images, leurs utilisations changent : plongées, contre-plongées, mobilité, discrétion, collages, montages. Leur publication dans la presse illustrée omniprésente invente de nouvelles formes, des mises en page novatrices. L’art est descendu dans la rue alors que la rue investissait l’art. Cette esthétique est en contradiction avec la Straight Photography ou photographie directe voire « pure » d’alors aux États Unis. Pour le contexte, rappelons qu’en 1936, dans sa galerie, An American Place, Alfred Stieglitz accueillait une exposition d’Ansel Adams. En 1937, Edward Weston reçoit le première bourse Guggenheim jamais accordée à un photographe et qui financera son projet California and the West, uniquement photographié à la chambre 20x25 cm. Paradoxalement, pendant qu’Ansel Adams arpente la 5e avenue avec, lui aussi, sa chambre 20x25 et son volumineux trépied en bois, Cartier-Bresson, lui, la photographie à la sauvette au Leica, comme « une libellule énervée ».
Stieglitz, Newhall, Adams… et Steichen
Le monde photographique new-yorkais de l’entre-deux-guerres a ses amitiés et ses inimitiés, ses clans. Alfred Stieglitz, depuis qu’il a renoncé aux sirènes du mouvement pictorialiste (la Photo Secession, groupe qu’il avait créé à New York en 1902) vers la fin de la première guerre mondiale, a cristallisé autour de lui une tendance prônant une photographie directe (Straight Photography), voire « pure », initiée par Paul Strand. Parmi ses adeptes, tous admirateurs même si parfois réservés, on compte Strand, bien sûr, Charles Sheeler, Edward Weston et son fils Brett, Ansel Adams, et bien d’autres dont Beaumont Newhall. Les Weston et Ansel Adams se chargent en 1932 de propager la nouvelle esthétique moderniste et formaliste, rendue parfois ésotérique, parfois transcendantaliste (dans un contexte américain), sur la côte ouest [voir à cet effet la création du groupe f. 64 et son unique exposition au De Young Museum de San Francisco en 1932]. Beaumont Newhall, alors bibliothécaire au musée d’art moderne de New York, rejoint le clan Stieglitz, et réalise une exposition historique rétrospective en 1937 au MoMA sur l’état de la photographie.
Le clan Stieglitz a tendance à suivre le maître à penser dans le reniement de son principal ami et collaborateur de la Photo Secession, Edward Steichen. Ce dernier pratique et prône alors une utilisation tous azimuts, et moins élitiste que Stieglitz de la photographie, qu’elle soit commerciale, publicitaire, ou de reportage. Steichen est réputé dans les années 1930 comme étant le photographe commercial le mieux payé des États Unis. Il est sans doute aussi le plus publié dans la presse photographique spécialisée grâce aux soins de son ami Tom Maloney, fondateur et rédacteur en chef de la revue US Camera (un magazine créé en 1935 sur le modèle de mise en page, de reliure, et d’impression d’Arts et Métiers Graphiques.) Pour beaucoup, dont Ansel Adams qui ne l’oublie pas dans son autobiographie, l’arrogance de Steichen n’a d’égale que le dédain de Stieglitz pour les compromissions artistiques de tous poils. Contrairement à Stieglitz et à Cartier-Bresson, Steichen n’est pas né de bonne famille. Il est obligé de gagner sa vie et a soif de reconnaissance, au risque de se montrer parfois démagogique. La cassure avec Newhall sera encore plus violente quand, en 1947, Steichen, avec l’aide de Maloney, est nommé premier directeur du département photographique du MoMA. La décision du conseil d’administration relègue Newhall au second rôle au moment où celui-ci, aidé de son épouse Nancy, organise la rétrospective de l’œuvre de Cartier-Bresson. Cette décision tombe également alors que, quelle coïncidence, la Photo League, un groupe historique local qui prône et enseigne une utilisation humaniste et politique de la photographie , devient la cible de la commission pour les activités anti-américaines, commission dirigée plus tard par le sénateur Mac Carthy. Être placé sur la liste noire des organisations subversives impliquait une perte d’emploi automatique pour les fonctionnaires. Newhall comme Paul Strand et Weegee étaient membres de la Photo League. Malgré les circonstances et les difficultés possibles à retrouver un emploi, Newhall démissionnera du MoMA. Il rejoindra le Musée International de la Photographie à la Maison George Eastman de Rochester (NY) qui ouvre ses portes en 1949. Il y perpétuera l’alliance Stieglitz en appelant à ses côtés Minor White, protégé d’Ansel Adams, et futur rédacteur en chef à vie de la revue Aperture. Conséquence : au MoMA, Monroe Wheeler assumera la responsabilité de l’exposition Cartier-Bresson de 1947.
Incidemment, ni les deux expositions de 1933 et 1935 à la galerie Julien Levy, ni les photographes qui y sont exposés ne figurent dans les numéros annuels d’US Camera des années 1930s. Steichen en était souvent le rédacteur en chef invité par Tom Maloney. Cependant dans le numéro de 1949, rédigé en 1948, un an après l’exposition Cartier-Bresson et la nomination de Steichen au MoMA, il est non seulement fait référence au « French Show » organisé par et à la Photo League¬ mais aussi au fait que Cartier-Bresson donna une conférence dans les locaux de cette même Photo League. De plus, 15 pages (pp. 210-224) sont consacrées aux photographies que Cartier-Bresson prit lors des funérailles de Gandhi. Il semble donc que des ponts aient été établis au-delà des inimitiés historiques.
Pour l’anecdote, l’histoire de la captivité de Cartier-Bresson pendant la deuxième guerre mondiale, de ses trois tentatives d’évasion, et de son entrée dans une clandestinité active est alors reprise dans tous les articles sur lui aux États Unis. Le personnage de Cartier-Bresson s’en trouve donc étoffé aux yeux du couple Maloney-Steichen à un moment où Steichen, qui a suivi le cours de la guerre de près et a fait tout son possible pour ne pas être écarté du conflit malgré son âge, opère un virage en faveur du photo-reportage humaniste. Ce virage verra son apogée en 1955 avec l’exposition phare, The Family of Man, vue par des millions de visiteurs autour du monde. Incidemment, la majorité des photographes de l’agence Magnum d’alors, une agence fondée huit ans plus tôt, entre autre par Cartier-Bresson, y participe.
Lincoln Kirstein et Walker Evans
En 1938 Lincoln Kirstein avait obtenu pour son ami Walker Evans une exposition photographique personnelle au MoMA, une première pour cette institution. Dans le catalogue de l’exposition, American Photographs, il cite Cartier-Bresson comme l’équivalent français de Walker Evans, partageant la même recherche d’une photographie « anti-graphique », adjectif emprunté au titre l’exposition Cartier-Bresson organisée par la galerie Levy de New York en 1933, ainsi que celle réunissant Cartier-Bresson, Walker Evans, et Manuel Alvarez Bravo deux ans plus tard en 1935. Les liens culturels et professionnels qui unissent Levy, Kirstein et Newhall, juifs new-yorkais cultivés et œuvrant dans la culture, ont joué sans doute favorablement en faveur de Cartier-Bresson et lui ont certainement servi de laissez-passer à New York.
Marginal, Cartier-Bresson l’est aussi un peu comme eux, dans une Amérique encore affligée de préjugés raciaux illustrés par les discriminations à l’immigration, la ségrégation encore rampante envers les juifs, clairement affichées et quasiment légale envers les noirs, évidente dans les états du sud et les images que le photographe en ramènera. Mais lui, de par sa naissance, son éducation, il appartient à l’autre camp. Affranchi, il en ignore les barrières qu’il escalade avec une volupté, une violence même parfois qui transpire dans ses images des plus surréalistes des années 1930 à celles plus documentaires des années Magnum. Comme le photographe l’affirme en 1976 dans le livre, Henri Cartier-Bresson, publié par Aperture :
“As far as I am concerned, taking photographs is a means of understanding which cannot be separated from other means of visual expression. It is a way of shouting, of freeing oneself, not of proving or asserting one’s own originality. It is a way of life.” [En ce qui me concerne, photographier est un moyen de comprendre le monde qui ne peut pas être séparé des autres moyens d’expression visuelle. C’est une façon de crier, de se libérer, pas de prouver ou d’affirmer son originalité. C’est une façon de vivre.]
En 1952, à la parution du Decisive Moment (Images à la sauvette en France), Evans écrira une critique de l’ouvrage pour le New York Times et mentionnera au sujet du célèbre texte d’introduction rédigé par Cartier-Bresson: « …devoid of rubbish and ego. » [dépourvu d’inepties ou égocentrisme]. Les deux hommes se connaissaient depuis 1935 et l’exposition Documentary and Anti-Graphic Photographs qui voyait les agrandissements d’après négatifs 35 mm de Cartier-Bresson côtoyer les tirages contacts 20x25 cm d’Evans. Les critères esthétiques ainsi que les choix des sujets de Documentary and Anti-Graphic Photographs (titre de l’exposition) étaient bien loin des préoccupations de la Straight Photography où un soin tout particulier était accordé à la qualité des tirages et à la maîtrise générale de l’outil et des procédures photographiques. Evans lui-même en pleine négociation avec la Re-settlement Administration qui deviendra la fameuse Farm Security Administration semble cependant faire peu de cas de l’exposition que ses biographes ne mentionneront que rarement. Cependant une estime réciproque profonde se nouera comme l’atteste cette citation de Cartier-Bresson en exergue du récent Henri Cartier-Bresson, Walker Evans : photographier l’Amérique 1929-1947 : « If it had not been for the challenge of the work of Walker Evans I don’t think I would have remained a fotographer . »
Dans les années 1930 puis en 1946-47, Cartier-Bresson aura été d’une extrême efficacité en termes de contacts et d’alliances ; il prendra soin de ne négliger aucun clan. Ce sont sans doute des conceptions politiques de gauche partagées avec les Newhalls et Strand sur le rôle de l’image tant photographique que cinématographique, sur le positionnement anti-fasciste qui rapprocheront Cartier-Bresson de Paul Strand (Nykino puis Frontier Film) et de la Photo-League. L’alliance que Cartier-Bresson ne négligera pas non plus, c’est celle de Kirstein et Evans. Il admire la photographie lucide, frontale et détachée de ce dernier. Fait intéressant, Beaumont Newhall et Lincoln Kirstein se retrouveront pour collaborer aux textes du catalogue de l’exposition Cartier-Bresson de 1947 au MoMA, de sa réédition révisée en 1963 ainsi que dans deux numéros de la revue suisse Camera consacrés à Cartier-Bresson en octobre 1955 et juillet 1976 (ce dernier numéro a pour couverture la femme âgée enveloppée dans le drapeau américain prise à Cape Cod en 1947).
John Szarkowski et Peter Gallassi au MoMA, puis à partir de 1974, Cornell Capa et l’International Center for Photography de New York, ne feront que confirmer et prolonger la notoriété d’une œuvre surprenante dans les années 1930, exemplaire ensuite, qui se sera frayé un chemin grâce à des connections personnelles fondées sur les reconnaissances réciproques de sensibilité et de qualités intellectuelles, esthétiques, éthiques et culturelles. L’essor de l’éducation photographique dans les universités américaines, facilité par la GI Bill qui offre un financement de leurs études à tout participant à l’effort de guerre (2e guerre mondiale, Corée, Vietnam,… ) va favoriser une large distribution de l’œuvre de Cartier-Bresson au sein des départements d’art qui ouvrent des cours de photographie. L’enseignement s’appuie sur les publications photographiques d’alors aux États Unis, dont essentiellement les catalogues du MoMA. De 1957 à 1960 les services culturels français feront circuler l’exposition The Decisive Moment à travers l’Amérique. Quant à Henri Cartier-Bresson Photographer qui débute à New York le 8 novembre 1979 à l’International Center of Photography, l’expostion sillonnera les États Unis jusqu’en août 1982 et sera vue dans 14 états. Les photographies de Cartier-Bresson trouveront également un support de choix avec les pages magazines américains. De ses relations avec Alexey Brodovitch rencontré à Paris, puis Carmel Snow naitra une longue collaboration avec Harper’s Bazaar ouvrant les portes du New York Times Magazine, de Life, Holiday et Vogue de 1947 jusqu’en 1971. A l’instar de la carrière posthume de l’œuvre d’Eugène Atget, les États Unis, et surtout New York, révélèrent l’œuvre de Cartier-Bresson non seulement outre Atlantique mais aux français, alors que Cartier-Bresson dès 1947 révèle aux français l’Amérique vue de l’intérieur comme personne ne l’avait fait avant lui.
Bruno Chalifour
Rochester NY, 2008
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